Le rôle du théâtre dans la construction des nations européennes
On pense souvent que les nations ont toujours existé. Pourtant, l’idée même de nation est une invention récente, qui naît en Europe autour de 1800, après la Révolution française. Il faut alors construire ce que cela veut dire « être une nation » : créer un sentiment d’appartenance, inventer une histoire commune, donner des héros et des récits aux peuples. Et pour cela, les histoires comptent. Ce sont elles qui permettent de convaincre, de souder, d’émouvoir. Au début du XIXe siècle, c’est largement aux écrivains, et notamment aux dramaturges, que revient ce travail d’imagination collective. Ce sont eux qui vont mettre en scène l’Histoire nationale, qui n’est pas encore une évidence.
Le théâtre devient alors l’un des moyens privilégiés pour forger ces récits fondateurs. Mais un problème se pose : ces pièces historiques sont souvent trop complexes, trop grandiloquentes, impossibles à mettre en scène. On peut les rapprocher de ce qu’Alfred de Musset appelait les « spectacles dans un fauteuil », tant elles sont lues plutôt que jouées. Pourtant, ces drames ressurgissent par la suite sur scène, souvent détournés ou réinterprétés : parfois vidés de leur contenu national, parfois transformés en revendications politiques virulentes, parfois portés par des aspirations à la liberté.
De La Jaquerie (1828) de Prosper Mérimée à Boris Godounov (1825) d’Alexandre Pouchkine – rendu célèbre par l’opéra de Moussorgski –, de La Bataille d’Arminius (1808) de Heinrich von Kleist aux Aïeux (1832) d’Adam Mickiewicz, ces pièces ont contribué à forger l’imaginaire national des Européens. Les écrivains, par leurs textes, ont ainsi créé des mondes imaginaires qui, bien souvent, se sont transformés en récits officiels ou en symboles politiques. Et ces œuvres continuent aujourd’hui à nourrir nos représentations, nos discussions, nos mémoires.
Le théâtre n’est donc pas seulement un lieu de divertissement : il est un moteur puissant de l’histoire politique. Pourquoi certaines pièces oubliées ressurgissent-elles dans les moments de crise ? Comment le théâtre est-il devenu un acteur politique à part entière ? Il est temps de revenir sur l’histoire passionnante d’un théâtre qui pense, qui raconte – et qui construit les nations.
Charlotte Krauss est professeure de littérature générale et comparée à l’Université de Poitiers (France) et directrice de l’unité de recherches FoReLLIS (UR 15076). Auparavant (entre 2016 et 2018), elle a été Feodor Lynen Fellow de la Fondation Alexander von Humboldt à l’Institut de littérature mondiale de l’Université de Saint-Pétersbourg avec un projet sur l’histoire de la littérature comparée en tant que discipline universitaire. Ses recherches portent sur la littérature européenne depuis 1800, en particulier le théâtre, le roman et l’épopée. Spécialiste de l’Europe de l’Est, elle travaille sur les rapports entre littérature et politique, les relations littéraires et culturels entre l’Est et l’Ouest européen, mais aussi sur les relations entre texte et image, l’intermédialité, avec un accent sur la bande dessinée. Parmi ses publications : La Mise en scène de la nation. Les spectacles dans un fauteuil de l’Europe post-napoléonienne (2022).
Image d’illustration : Triomphe lors du 1 900e anniversaire de la bataille d’Arminius, Detmold, août 1909 (Stadtarchiv Detmold, Bildarchiv n° 1348)
